Dies Irae

 

Oh ! putain, la vache ! Je sais pas si vous vous en rendez bien compte, mais ça fait maintenant plus d'une heure que j'improvise devant vous avec brio, sans la moindre défaillance, et sans le moindre trou de me, dem..., dem... demé... sans le... pouf, pouf.

Oh ! putain, la vache ! Je sais pas si vous vous en rendez bien compte, mais ça fait maintenant plus d'une heure que j'improvise devant vous avec brio, sans la moindre défaillance, et sans le moindre troudem... pouf, pouf, attends...

(Il répète sa tirade à toute vitesse, style "Am-stram-gram".)

J'ai un trou de mémoire.

Je vous demande pardon, j'ai un trou de mémoire. C'est épouvantable ce qui m'arrive. Ca m'étonne d'autant plus de moi que, quand j'étais petit, à l'école, j'étais toujours prem' en recite. ouais ! Même c'est vrai ! Toujours j'étais prem' en recite. D'ailleurs, si vous voulez, au lieu de rigoler, si vous voulez je peux vous réciter une récite, maintenant, si vous voulez. Vous voulez ? Oui, bon. N'importe laquelle au hasard : le Coq et la Poule, d'accord !

Le Coq et la Poule.

"Un renard..."

Je suis désolé, vraiment navré, là. Je vous assure, ça me sidère. Quand j'étais à l'école, j'étais ce qu'on appelle un enfant prodige. Je vous assure, un enfant précoce ! Tiens, comme Mozart, voilà. C'est ça. Quoi ? si. Mais ma pauvre amie, plus précoce que Mozart, tu meurs ! Tiens, il était tellement précoce, Mozart, qu'à six ans et demi, il avait déjà composé le Boléro de Ravel. Et il était tellement précoce, Mozart, qu'à dix ans et demi, accompagné par le Quatuor Amadeus, comme d'habitude, il avait déjà déshonoré sa cousine, la petite Köchel 506. Et il était tellement précoce, Mozart, qu'à trente-quatre ans et demi à peine, il était déjà mort. Ah ! faut l'faire.

J'aime bien Mozart, moi. Je sais plus très bien qui disait, à propos de Mozart, je sais plus si c'est Lucien Guitry ou Sacha Distel, c'est cycliste, mais lequel ? En tout cas, quelqu'un a dit à propos de Mozart :"Après une symphonie de Mozart, le silence qui suit est encore de Mozart." C'est joli, non ? Alors qu'après un discours de Mauroy, le silence qui suit, c'est la France qui roupille.

Ce que je préfère dans Mozart, c'est pas le Boléro de Ravel, en tout cas. Et d'ailleurs, réfléchissez une seconde, le Boléro de Ravel, c'est pas de Mozart, c'est de Ravel, quoi.

Non, ce que je préfère dans Mozart, c'est le Requiem de Fauré. Le Requiem de Fauré que je vais d'ailleurs écouter tous les ans à l'église de la Madeleine, au mois de mai-juin, par là, à la Madeleine où Fauré était organiste, d'ailleurs, de son vivant.... Oui, je sais, ça n'a aucun intérêt. Mais c'est vrai. A la Madeleine où j'ai fait ma communion solennelle - si, c'est vrai aussi, c'est complètement inintéressant également -, pour moi c'est un jour qui a beaucoup compté, ma communion solennelle. C'est le jour où j'ai appris que Dieu fond dans la bouche, pas dans la main. La dernière fois que je suis allé écouter le Requiem de Fauré à la Madeleine, je devrais pas vous dire ça, c'est un peu ma vie privée... tant pis, je vous le dis ! Enfin bon, j'étais venu à la Madeleine, j'avais pas réservé, j'étais dans les premières places, dans le coeur de l'église. Et qui y avait à côté de moi ? Cette actrice arabe qu'on connaisse un peu en France, là... j'me rappelle plus son nom... Mohammed, tu te rappelles pas ? La seule actrice arabe qu'on connaisse... à Paris... non c'est pas Dalida ! Une fille ! Ah ! ça y est ! ça me revient : Isabelle Hadja hani.

Belle plante hein ? Dieu, que cette fille est belle ! Alors moi je me trouvais donc à la Madeleine, pour écouter ce Requiem, à côté de cette fille si belle, et pendant la montée du "Dies Irae" qui est le moment le plus fort de ce Requiem, nous étions émus tous les deux, moi particulièrement, d'être si prés à la fois de Dieu et de ses grandes orgues qui me fouillaient le dos, avec, près de moi, cette jeune femme si belle, avec le rayon du soleil qui se reflétait sur son profil de médaille, tout cela était tellement émouvant. Je me disais :"Allons, garde ta sérénité, mon garçon". Quand je me parle à moi-même, je m'appelle "mon garçon", j'ai le droit. D'abord si j'm'appelle "ma fille", ça m'exite et je bande en plein Requiem !

Enfin bon, on était là tous les deux, très émus, parce que c'était très émouvant, voilà. Tout ça pour vous dire qu'on s'est tellement bien entendus qu'après le concert, on ne s'est plus quittés. Nous sommes allés à l'hôtel Crillon, qui est pas loin de la Madeleine... un très bel hôtel... et là, à l'hôtel... oh ! c'est difficile... au début, ça s'est bien passé, au début ça s'est très bien passé. J'avais fait monter du champagne. Nous devisions joyeusement. Elle était, je la revois encore, elle était assise au milieu de ce grand lit blanc, avec sa jupe couleur pivoine, en corolle autour d'elle. Mon Dieu, qu'elle était belle !

Puis après, ça a dégénéré un peu. Mais c'est pas vraiment ma faute. Alors là, il faut essayer de me comprendre. Non mais, une belle fille comme ça, superbe, t'as peur qu'on te la pique, normal ! Bon alors j'avais peur qu'on me la pique, alors qu'est-ce que j'ai fait, moi ? J'ai cru bien faire, j'ai fait comme aurait fait n'importe quel grand fauve, n'importe quel seigneur de la jungle : j'ai pissé autout du lit pour délimiter mon territoire.

Elle est partie, cette conne... Enfin, il nous reste la poésie... et le cul.

Pierre Desproges - Textes de scène - Editions du Seuil 1988